Résumé

Le 9 mai 2018, le corps de Blessing Matthew, ressortissante nigériane, a été découvert dans la rivière de la Durance, en aval de la frontière italo-française, dans les Hautes-Alpes. L’enquête ouverte par le tribunal de Gap s’est conclue par un non-lieu le 9 février 2021 et n’a pas permis de faire la lumière sur les circonstances du décès ni d’en déterminer les responsables. Afin de soutenir la famille de Blessing ainsi que l’association Tous Migrants dans leur quête de justice et vérité, Border Forensics a produit une contre-enquête. Nous avons produit une analyse spatio-temporelle des événements du 7 mai 2018 dans le village de La Vachette, où Blessing a été vue en vie pour la dernière fois. Nous avons analysé les déclarations contradictoires des gendarmes qui avaient tenté d’interpeller Blessing dans ce village, et documenté le témoignage in situ d’Hervé S., un des compagnons de route de Blessing, qui a pu observer sa chute dans la Durance. En confrontant de multiples données et éléments de preuve, notre contre-enquête nous conduit à contester les conclusions de l’enquête de police judiciaire disculpant les gendarmes. Les nouveaux éléments que nous présentons indiquent, au contraire, qu’en poursuivant Blessing les gendarmes ont pu la mettre en danger, provoquant sa chute dans la Durance et sa mort. Notre analyse justifie ainsi la demande de réouverture de l’enquête qui, seule, pourra apporter une confirmation définitive des évènements ayant mené à la mort de Blessing et en déterminer les responsables.

Introduction

Le 9 mai 2018, le corps d’une jeune femme noire est découvert dans la rivière de la Durance, bloquée par la retenue d’eau du barrage de Prelles, situé sur la commune de Saint-Martin-de-Queyrières en aval de Briançon, dans les Hautes-Alpes françaises.

La frontière franco-italienne des Hautes-Alpes.

Une enquête a été ouverte, permettant d’identifier la jeune femme quelques jours plus tard comme étant Blessing Matthew, âgée de 21 ans et originaire du Nigeria. Elle avait été vue pour la dernière fois le 7 mai alors que la gendarmerie mobile tentait de l’interpeler avec ses deux compagnons de route, Hervé S. et Roland E, dans le village de La Vachette, à 15 kilomètres de la frontière franco-italienne.

Au-delà de la douleur de sa famille et de ses deux compagnons de route, la mort de Blessing a suscité une vive émotion dans le Briançonnais. Elle a concrétisé les craintes, exprimées à plusieurs reprises par la société civile, concernant la militarisation de la frontière haute-alpine et ses conséquences dangereuses pour les personnes en migration. C’est le premier cas documenté de personne en exil décédée depuis 2015 dans le Briançonnais – 2 autres personnes y ont trouvé la mort depuis.

Le 14 mai 2018, Tous Migrants, une association défendant les droits des migrant·es dans le Briançonnais, a transmis un signalement concernant la mort de Blessing au procureur de la République de Gap, en lui exposant les faits rapportés par une des personnes qui l’accompagnaient le jour de sa disparition. Ce signalement a été suivi d’une plainte, déposée le 25 septembre 2018 par une des sœurs de Blessing, Christiana Obie, auprès du procureur de la République de Gap pour « mise en danger de la vie d’autrui » et « homicide involontaire ».

Le 10 décembre 2018, l’officier de police judiciaire en charge de l’enquête a transmis au tribunal de Gap la synthèse des résultats de celle-ci, qui conclut que les éléments constitutifs des infractions alléguées ne sont pas démontrés.

Le 3 mai 2019, la sœur de Blessing et Tous Migrants se sont constitués partie civile dans une nouvelle plainte. Le 18 juin 2020, le tribunal de Gap a déclaré la plainte irrecevable et prononcé un non-lieu ab initio. L’ordonnance du juge d’instruction a été confirmée par la chambre d’instruction de la cour d’appel de Grenoble le 9 février 2021.

Jusqu’à ce jour, le processus judiciaire n’a pas permis de faire la lumière sur les circonstances qui ont mené à la mort de Blessing, ni de déterminer qui en est responsable. Mais la famille de Blessing n’a pas abandonné sa quête de vérité et de justice : selon les mots de Christiana Obie, « ma sœur continuera à hurler » tant que la vérité ne sera pas connue et que la justice n’aura pas été faite.

La Demande de Vérité et de Justice.

C’est pour soutenir cette demande de vérité et de justice de la famille  de Blessing que Border Forensics a mené une contre-enquête, en  collaboration avec Tous Migrants et grâce à la contribution d’un de ses  compagnons de route, Hervé. Les enjeux de notre enquête vont également  au-delà du cas de Blessing. Son décès représente un cas parmi les 46  mort·es en migration à la frontière franco-italienne répertorié·es  depuis 2015. Or, comme pour Blessing, aucune responsabilité n’a été  déterminée pour ces morts. Les pratiques de mise en danger à la  frontière des personnes en exil ont ainsi pu être perpétuées sans  entraves. C’est également pour contribuer à mettre fin à cette impunité,  et pour que ces pratiques cessent, que nous avons mené cette enquête.

Méthodologie et plan

À travers une reconstruction spatio-temporelle des évènements, fondée sur la confrontation de multiples données et éléments de preuve, nous avons reconstruit, aussi précisément que possible, les contours des évènements ayant mené à la chute de Blessing dans la Durance, que les omissions et contradictions de l’enquête de police judiciaire avaient rendus flous.

Notre travail d’analyse s’est articulé en plusieurs étapes et en combinant différentes méthodes, dont chacune a révélé de nouveaux éléments concernant la mort de Blessing.

Premièrement, nous avons analysé le contexte politique et législatif ainsi que les pratiques de contrôle aux frontières alpines dans lesquels s’inscrit la mort de Blessing. Nous avons d’abord synthétisé la littérature scientifique et les rapports d’associations. De plus, Sarah Bachellerie et Cristina Del Biaggio ont créé une base de données des personnes migrantes mortes en tentant de traverser les frontières dans l’arc alpin, et analysé une base de données des pathologies documentées parmi les personnes en migration dans le Briançonnais.

Nos recherches démontrent que 87 personnes sont mortes en traversant les frontières alpines depuis 2015, période à partir de la quelle les États alpins ont fermé leurs frontières internes à l’espace Schengen. Nous notons également que la frontière franco-italienne est la plus mortifère de l’espace alpin, avec 46 décès identifiés. Par ailleurs, nous montrons que la mise en danger des personnes en migration se mesure également dans un grand nombre de pathologies recensées et liées à la traversée de la frontière. Enfin, nos recherches montrent que dans le Briançonnais les pratiques de violation de droits et de mise en danger par les forces de l’ordre (courses-poursuites, violences physiques et verbales au poste-frontière de Montgenèvre) étaient particulièrement récurrentes dans les mois et semaines qui ont précédé et suivi la mort de Blessing. Notre analyse des pratiques de contrôle et de leurs effets indique que la mort de Blessing n’est pas un événement isolé, mais le résultat d’une conjoncture de décisions politiques et de pratiques policières qui mettent en danger les personnes en migration venues des pays du « Sud global » dans leur traversée des frontières alpines.

Deuxièmement, sur la base des éléments précis relevés par Tous Migrants dans le dossier pénal et qui nous ont été ensuite transmis sous forme de notes, nous avons analysé les déclarations des gendarmes mobiles qui patrouillaient à La Vachette la nuit de la mort de Blessing. Ces gendarmes sont, avec les deux compagnons de route de Blessing, les dernières personnes à l’avoir vue vivante. Nous avons vérifié dans l’espace et dans le temps la plausibilité des éléments décrits dans leurs déclarations, en les reconstruisant sur place puis en les cartographiant, ce qui nous a permis de détecter de nombreuses contradictions.

Alors que l’enquête de police judiciaire a construit un récit homogène à partir des déclarations contradictoires des gendarmes et a conclu que ceux-ci ont tout fait pour « écarter [Blessing et ses compagnons] de la zone dangereuse », nous démontrons que les dépositions des gendarmes sont incohérentes entre elles, ainsi que dans l’espace et dans le temps. Par ailleurs, contrairement à ce que prétendent les résultats de l’enquête de police judiciaire, les récits des gendarmes ne permettent pas d’exclure qu’ils aient mis en danger Blessing.”

Troisièmement, nous sommes allé·es à La Vachette avec Hervé S., un des compagnons de route de Blessing qui a été à ses côtés durant ce qu’il décrit comme une course-poursuite, jusqu’à la chute de Blessing dans la rivière. Ce témoin direct n’a pas été entendu dans le cadre de l’enquête de police judiciaire. Précis et cohérent, il est corroboré par plusieurs autres témoignages ainsi que par des éléments matériels. Il apporte un éclairage fondamentalement nouveau des événements ayant mené à la mort de Blessing, et contredit à la fois les déclarations des gendarmes et les conclusions de l’enquête de police judiciaire. Il décrit pour la première fois avec précision les circonstances et la localisation de sa chute.

Hervé déclare avoir vu les gendarmes poursuivre Blessing à travers un jardin en rive droite de la Durance, jusqu’à ce qu’elle butte contre la limite infranchissable de la rivière. Puis, il a vu un gendarme agripper son bras, et Blessing tomber dans l’eau alors qu’elle tentait de se dégager. Après sa chute, selon Hervé, les gendarmes sont restés dans le jardin sans lui porter secours.

Nous concluons par une synthèse des nouveaux éléments apportés par notre contre-enquête à la compréhension des circonstances de la mort de Blessing :

  • Notre analyse démontre que les déclarations des gendarmes sont contradictoires et incohérentes. Contrairement à ce que prétend la synthèse de l’enquête de police judiciaire, les déclarations des gendarmes sur lesquelles se fonde l’enquête ne permettent pas de conclure à une absence de course-poursuite et de mise en danger de Blessing par les forces de l’ordre.
  • Nous démontrons que le récit des faits formulé par Hervé S., décrivant la course-poursuite, le lieu et la localisation de la chute de Blessing ainsi que l’implication des gendarmes dans celle-ci, est corroboré par plusieurs témoignages ainsi que des éléments matériels. Notre analyse des pratiques policières récurrentes et documentées de mise en danger à la frontière briançonnaise rend d’autant plus crédible la description des évènements par Hervé et contribue à mettre en doute les déclarations des gendarmes.

Notre analyse décrédibilise les conclusions de l’enquête de police judiciaire qui ont conduit à la fermeture de la procédure judiciaire. Les nouveaux éléments de preuve que nous présentons indiquent que, en poursuivant Blessing, les gendarmes ont pu la mettre en danger, menant à sa chute dans la Durance et à sa mort.

Cette analyse fonde ainsi la demande de réouverture de l’enquête qui, seule, pourra apporter une confirmation définitive des évènements ayant mené à la mort de Blessing et en déterminer les responsables.

Afin de ne pas réduire la vie de Blessing aux circonstances de sa mort, nous avons souhaité rendre compte de qui était Blessing Matthew. Pour ce faire, nous sommes allé·es à la rencontre de sa famille. Notre contre-enquête pour Blessing répond à la volonté de répondre à la demande de vérité et de justice de sa famille, et vise aussi à lui rendre hommage.Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Ut elit tellus, luctus nec ullamcorper mattis, pulvinar dapibus leo.

Elle s’appelait Blessing Matthew

Blessing Matthew pictured on the day of her graduation, photo shared by her sister Christiana Obie.

Si la mort de Blessing et les circonstances qui ont conduit à sa chute dans la Durance ont beaucoup ému la communauté briançonnaise et au-delà, seuls des fragments de sa vie ont été rendus publics : son âge, son pays d’origine et une photo, où elle pose le jour de la remise de son diplôme de bac.

Pour comprendre qui était Blessing, et comment elle s’est retrouvée à franchir la frontière haute-alpine cette nuit du 7 mai 2018, nous avons rencontré, en février 2022, Christiana Obie et Happy Matthew, les deux sœurs de Blessing vivant en Italie.

Grâce à elles, nous avons pu avoir un aperçu  de la vie et des rêves de Blessing. Blessing était la dernière d’une une fratrie de neuf enfants. Elle a grandit dans un village dans la région d’Edo State, élevée par sa mère qui travaillait dans une ferme. Elle était proche de ses deux soeurs, Christiana l’aînée, qui a toujours eu une affection particulière pour elle, et Happy, plus proche d’elle en âge, et avec qui elle s’amusait à porter les mêmes habits, si bien que tout le monde les appelait “les jumelles”. Ses soeurs racontent que Blessing était de nature joyeuse, pleine d’imagination et d’idées à partager avec les   autres. Elle aimait raconter à ses frères et soeurs les nouvelles des habitant-e-s du quartier, ce qui lui a valu dans sa famille le surnom de “BBC News”. Toujours prête à s’occuper des autres, elle rêvait de devenir médecin et de construire un orphelinat  Blessing aimait chanter et danser pour mettre de la bonne humeur dans la maison.  La chanson “Eyes don clear” du groupe nigérian Jungboys était l’une de ses préférés.

Christiana et Happy nous ont également aidé à reconstitué le parcours de Blessing depuis le Nigeria jusqu’en Italie, où vivait déjà leur sœur aînée, Christiana. Parties ensemble début 2016 du Nigeria, Blessing et Happy ont été bloquées en Libye quelques mois, puis ont traversé la Méditerranée à l’automne 2016 sur deux bateaux distincts. Alors que celui de Blessing est arrivé en Italie, celui de Happy a été arrêté par les garde-côtes. Après avoir été refoulée vers la Libye, elle a été ensuite renvoyée au Nigeria, d’où elle est repartie vers l’Italie en repassant par la Libye et la Méditerranée. Durant son séjour en Italie, Blessing a été hébergée dans un centre d’accueil pour demandeur·es d’asile à Turin, jusqu’à début mai 2018.  Durant son séjour en Italie, elle n’a pas réussi à obtenir un titre de séjour stable ni à trouver  un travail . Le soir du 6 mai, Blessing a appelé pour la dernière fois sa sœur Happy, récemment débarquée en Italie, pour l’informer qu’elle comptait traverser la frontière à pied pour se rendre en France.

Les Alpes érigées en frontière

Lorsqu’en mai 2018 Blessing a décidé de rejoindre la France depuis l’Italie, devant elle s’étendaient les Alpes, un massif montagneux érigé en frontière.

Les Alpes se situent à l’intérieur de l’espace Schengen, ce territoire dont la libre-circulation est un principe fondateur. Or, comme l’indique Sara Casella-Colombeau, l’espace de libre circulation mis en place sur le territoire européen « n’a pas empêché le maintien de mécanismes de contrôle aux frontières nationales internes »1https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2010-4-page-12.htm.

Personnes en migration décédées en tentant de traverser les frontières alpines.

Dans le contexte d’un mouvement migratoire important en 2015, les États européens, et en particulier ceux limitrophes de l’Italie (Autriche2Dans un arrêt du 26 avril 2022, la Cour de justice européenne (CJUE), saisie par une juridiction autrichienne, rappelle que le rétablissement des contrôles aux frontières ne peut être restauré que de manière exceptionnelle et pour une période de six mois maximum (Aff. C-368/20 et C-369/20)., Suisse et France), ont rétabli les contrôles systématiques à leurs frontières. On observe ainsi, dès 2016, une fermeture progressive des « passages alpins » pour les personnes en provenance du « Sud Global » qui, comme Blessing venant du Nigeria, n’ont pas accès à des visas pour entrer et séjourner sur les territoires de l’Union européenne (UE).

Le long des frontières extérieures et intérieures de l’UE, de plus en plus de violations des droits fondamentaux des personnes en migration sont alors signalées. Face au risque d’être refoulé·es, les exilé·es sont contraint·es de contourner les postes-frontière et d’emprunter d’autres chemins, plus dangereux.

Notre recherche montre que cette fermeture a entraîné une multiplication des accidents et des décès de personnes en migration lorsqu’elles tentent de traverser des frontières alpines : 87 personnes ont perdu la vie ainsi depuis 2015. C’est à la frontière franco-italienne qu’est comptabilisé le plus grand nombre de décès, avec 46 cas répertoriés depuis 2015.

Ce chiffre important s’explique par la conjonction d’un nombre accru de traversées de cette frontière avec des politiques particulièrement restrictives instituées par la France. En effet, le 22 octobre 2015 la France rétablit « temporairement » les contrôles fixes à ses frontières en plus de la zone de contrôle mobile de 20 kilomètres prévue dans le Code frontières Schengen. Ce mécanisme sera renouvelé avec la proclamation de l’état d’urgence suite aux attentats de novembre 2015, et est encore en vigueur aujourd’hui3Le 10 mai 2022, la Ligue des Droits de l’Homme, l’Anafé, la Cimade et le Gisti ont déposé un  recours en annulation, assorti d’un référé-suspension, à l’encontre de la décision du Premier ministre de prolonger la réintroduction temporaire des contrôles à l’ensemble des frontières intérieures de la  zone Schengen du 1er mai 2022 au 31 octobre 2022. URL : https://www.ldh-france.org/la-ldh-lanafe-la-cimade-et-le-gisti-contestent-la-prolongation-injustifiee-du-controle-aux-frontieres-interieures-mise-en-oeuvre-par-le-gouvernement-francaise/ . Le 30 octobre 2017 une nouvelle loi ajoute une zone de 10 kilomètres autour de chaque poste-frontière et gares internationales où la police peut procéder à des contrôles d’identité4https://www.editions-legislatives.fr/actualite/la-loi-renforcant-la-lutte-contre-le-terrorisme-etend-a-nouveau-les-controles-d-identites-frontalier .

« Pas encore de mort·es, mais cela viendra, Monsieur le Président »

À partir de 2017, de plus en plus d’exilé·es tentent de franchir la frontière par les Hautes-Alpes, depuis la Vallée de Suse. Dès juin 2017, le Ministère de l’Intérieur envoie des renforts de gendarmerie mobile et de l’armée en appui à la police aux frontières, pour renforcer les contrôles migratoires. Cela n’a pour autant pas découragé les personnes à la recherche d’un refuge de tenter de rejoindre la France par ce passage, comme le démontre le graphique des arrivées au Refuge Solidaire de Briançon (voir les données visualisées plus bas).

Durant cette période, les associations de défense des droits des étrangèr·es présentes sur place ont non seulement constaté une recrudescence du nombre de personnes refoulées vers l’Italie, mais également une augmentation des pratiques policières mettant en danger les exilé·es5Le rapport d’observation de l’Anafé Persona non grata publié en 2019 conclut qu’à la frontière franco-italienne, « les personnes exilées font quotidiennement l’objet de pratiques illégales de l’administration française qui ne respecte pas la législation en vigueur, met en œuvre des procédures expéditives et viole les droits humains et les conventions internationales pourtant ratifiées par la France ». URL : http://www.anafe.org/spip.php?article520. Ainsi, le 19 août 2017, deux jeunes hommes font une chute de 40 mètres dans un ravin en s’enfuyant à la vue des gendarmes, cachés dans un tunnel. L’un d’eux en reste blessé à vie. Le passage de la frontière marque également les corps de manière non-létale, comme le montre l’analyse des données récoltées par les permanences médicales du Briançonnais (voir encadré).

Poste-frontière de Montgenèvre, mars 2021.

En décembre 2017, le Collectif Citoyen de Névache avait déjà alerté du danger de mort encouru par les exilé·es dans le Briançonnais, dans une lettre ouverte adressée au président de la République française, Emmanuel Macron :

« Au cours du mois de décembre, nous avons dû, à six reprises au moins, faire appel au ‘Secours en Montagne’ pour […] éviter la mort [de migrants], non sans éviter gelures et traumatismes divers. Pas encore de morts reconnus, mais cela viendra, Monsieur le Président. »6https://www.laprovence.com/article/societe/4774520/briancon-le-collectif-citoyen-de-nevache-adresse-une-lettre-ouverte-au-chef-de-letat.html

La mort de Blessing, seulement quelques mois plus tard, donnera ainsi raison aux avertissements de la lettre au Président Macron.

Lettre ouverte du Collectif Citoyen de Névache adressée au président de la République française, Emmanuel Macron. Décembre 2017.

Au-delà des mort·es, l’impact de la frontière sur la santé des personnes qui la franchissent

À partir des données statistiques concernant les pathologies observées parmi les personnes migrantes à la frontière récoltées dans le cadre d’une thèse en médecine soutenue par Chloé Lecarpentier en 20197https://www.applis.univ-tours.fr/scd/Medecine/Theses/2019_Medecine_CarpentierChloe.pdf, nous avons  montré les effets de la traversée de la frontière sur la santé des personnes qui la franchissent.

Les données portent sur une période de 19 mois, allant de mai 2017 à novembre 2018. Sur les 1637 personnes qui ont été examinées par un médecin à l’hôpital de Briançon ou à la cellule médicale du Refuge Solidaire après avoir traversé la frontière, 385 portaient des pathologies (23,5 %) pouvant être attribuées au passage de la frontière lui-même (pathologies liées au froid et traumatismes).

Type de pathologies recensées et estimation du temps de guérison. Données récoltées dans les permanences médicales de Briançon (Hôpital de Briançon et cellule médicale du Refuge Solidaire, mai 2017-novembre 2018) par Chloé Lecarpentier, codées par Cristina Del Biaggio et Agnès Peltier.

Nous avons également, à partir des mêmes données, essayé d’apprécier la gravité des blessures et douleurs musculaires, en évaluant le temps de guérison probable. Les résultats montrent que, sur 301 cas, pour 245 d’entre eux une guérison en quelques semaines semble probable. Dans 11 cas le temps de guérison est estimé à quelques mois, et pour 6 d’entre eux des séquelles à vie sont à prévoir. Pour 39 cas, soit 13 %, il n’a pas été possible d’émettre des hypothèses quant au temps de guérison.

Printemps 2018, une militarisation accrue et une escalade de la violence

Blessing tente la traversée des Alpes au printemps 2018, dans un contexte de tensions accrues où l’on constate une intensification des pratiques de mise en danger.

Le Briançonnais, une zone-frontière montagneuse rendue dangereuse pour les personnes en migration par les pratiques de contrôle.

Entre mars et juin 2018, 14 cas de courses-poursuites de personnes exilées par les forces de l’ordre ont été documentés à la frontière briançonnaise. À cela s’ajoutent d’autres types de pratiques dangereuses, comme le fait de se cacher et de surgir brusquement pour prendre la personne par surprise (vécues par les personnes arrêtées comme des embuscades ou « guet-apens »). Ces pratiques multiplient les cas de chutes entraînant des blessures. Par ailleurs, outre les violations de droits, on constate une augmentation des violences verbales et physiques contre les exilé·es à l’intérieur du poste-frontière. Ainsi, comme le montrent les recherches de Sarah Bachellerie8Sarah Bachellerie, 2019, « Traquer et faire disparaître. La fabrique de l’invisibilité du contrôle migratoire à la frontière franco-italienne du Briançonnais », Mémoire de Master 2, la combinaison entre les pratiques de ciblage au faciès et les situations de mise en danger lors l’arrestation, fait que le contrôle  de la zone-frontière par les forces de l’ordre s’apparente régulièrement à une traque des personnes en migration racisées à travers le massif montagneux9Voir : https://journals.openedition.org/rga/7208 in English : https://journals.openedition.org/rga/7248 .

Le 24 avril 2018, alors que la situation dans les Hautes-Alpes est rendue encore plus tendue par les actions du groupe d’extrême droite « Génération Identitaire »10https://www.mediapart.fr/journal/france/220418/dans-les-hautes-alpes-le-coup-de-com-des-identitaires-contre-les-migrants, le Ministère de l’Intérieur déploie dans la région des renforts de CRS ainsi qu’un escadron de gendarmerie mobile, l’escadron 28/1 de Drancy. Celui-ci a une triple mission : « lutter contre l’immigration irrégulière et clandestine », « déceler et interpeller les passeurs de migrants » et « contribuer au maintien de l’ordre ». Les gendarmes ont une directive formelle : « pas de mise en danger inutile », ce qui implique de « ne pas entamer de course-poursuite » et de « ne pas acculer » des personnes en fuite dans des zones à risques. Il leur est interdit de « prendre les pistes de skis, les pentes enneigées, de traverser les cours d’eau ou les ruisseaux ».

Cadre de la mission de l’escadron de gendarmerie mobile 28/1 de Drancy dans le Briançonnais au moment de la mort de Blessing Matthew. Source des données : Notes de Tous Migrants d’après l’enquête de police judiciaire.

La période de déploiement de l’escadron de Drancy dans les Hautes-Alpes correspond à une augmentation des témoignages de personnes exilées attestant de violations de droits ainsi que de mise en danger par les forces de l’ordre – gendarmerie mobile et PAF. La distribution chronologique de ces témoignages indique que les cas de violence se sont multipliés dans les semaines qui précèdent et suivent la mort de Blessing.

Dans la nuit du 6 au 7 mai 2018, deux patrouilles de l’escadron de Drancy, dirigées par les chefs R et N, sont postées dans la zone entre Montgenèvre et le col de l’Échelle lorsque leurs membres interpellent Blessing et ses compagnons de route à proximité de La Vachette.

Reconstitution des évènements du 7 mai 2018

De Clavière à La Vachette, les destins de Blessing, Hervé et Roland se croisent

C’est dans ce contexte de tension accrue que Blessing, Hervé et Roland, arrivé·es indépendamment l’une des autres, se sont rencontré·es le soir du 6 mai 2018 au refuge autogéré de Clavière, à proximité immédiate de la frontière. Il avait été ouvert en mars 2018 dans le sous-sol de l’église du village par des militant·es et des exilé·es pour en faire un point d’accueil et d’hébergement à un moment où la police aux frontières refoulait à Clavière les personnes en exil, souvent dans la nuit et le froid, les laissant sans assistance.

Les trajectoires d’Herve S. et Roland E.

La nuit du 6 mai, Blessing arrive à Clavière et rencontre Hervé S. et Roland E.

Hervé a quitté le Cameroun en 2016 avec sa femme et son fils pour échapper aux menaces qui pèsent sur lui. Ils et elle se sont rendu·es en Algérie, puis, devant la difficulté des conditions de vie, la famille a décidé de se rendre en Europe par la Libye. Lors de leur traversée de la Méditerranée, leur bateau a fait naufrage, et sa femme et son enfant ont perdu la vie. Seul survivant de la famille, Hervé a débarqué en Italie le 8 janvier 2018, à Catane, traumatisé. Il n’a pas reçu les soins dont il avait besoin et a quitté Catane pour Turin, où il a résidé un temps dans un centre d’accueil. Parlant le français, il a décidé d’aller en France, le pays vers lequel il se destinait depuis le début. Durant leur traversée de la frontière dans la nuit du 6 au 7 mai 2018, Hervé est resté a proximité de Blessing, la soutenant alors qu’elle avait du mal à marcher. Il justifie son geste ainsi : « J’ai essayé de faire pour Blessing ce que je n’ai pas pu faire pour ma femme et mon fils ».

Le récit de Roland, recueilli par Tous Migrants, est plus lacunaire, mais raconte qu’il est parti du Nigeria. Il est arrivé en Sicile en février 2017 par la Libye. Après être resté un peu de temps en Calabre et à Naples, il a pris la route vers Turin dans le but de passer la frontière italo-française.

Hervé se souvient de l’impression laissée par Blessing lors de leur rencontre : une « fille joyeuse » malgré un stress grandissant alors que l’heure du départ se rapprochait. Toutefois, comme le reste du groupe, Blessing gardait le moral, ne pensait pas « au pire » mais à la joie de retrouver les autres en France.

Selon les témoignages d’Hervé et Roland, c’est un peu avant minuit qu’ils et elle ont quitté Clavière dans un groupe de vingt-cinq personnes.

Le groupe part dans la forêt en direction de Briançon, dépasse le niveau du poste-frontière et s’éloigne plus haut dans la montagne. Blessing marche plus lentement et le groupe décide de se séparer, seuls Hervé et Roland restent avec elle. Blessing et ses compagnons ont ensuite continué leur chemin en marchant sur la route principale afin de ne pas s’égarer.

Selon l’enquête de police judiciaire à laquelle l’association Tous Migrant a eu accès, à 3 heures 50 la ligne téléphonique de Roland a activé des relais situés à moins de 2 kilomètres de La Vachette.

Vers 4 heures du matin, Blessing, Hervé et Roland arrivent à l’entrée du village de La Vachette d’où ils voient l’église qu’ils identifient comme un repère à proximité d’un refuge. C’est à l’entrée du village que la patrouille de gendarmerie mobile de Drancy a tenté de les interpeller.

À partir de cet instant, le récits des gendarmes et celui d’Hervé divergent fondamentalement. Nous analysons ces récits contradictoires l’un après l’autre.

Les déclarations des gendarmes : un tissu de contradictions

Dans le cadre de l’enquête de police judiciaire, les 11 gendarmes mobiles de l’escadron 28/1 de Drancy qui patrouillaient dans la zone-frontière la nuit de la mort de Blessing ont été entendus par les enquêteurs. À l’exception d’Hervé et Roland, ces gendarmes sont sans doute les dernières personnes à avoir vu Blessing Matthew vivante.

Dans la synthèse de ses conclusions, l’officier de police en charge de l’enquête a estimé que :

« L’ensemble des constatations et témoignages des protagonistes directs convergent pour exclure qu’il y ait eu guet-apens, course-poursuite et manquements aux obligations de sécurité et de prudence. »

Les enquêteurs ont considéré que les témoignages des gendarmes concordaient, qu’ils étaient plausibles et cohérents. Sur la base des éléments de cette enquête, le procureur de la République de Gap a classé la plainte sans suite pour absence d’infraction.

Or, en 2020, l’association Tous Migrants a analysé les témoignages des gendarmes recueillis dans le dossier pénal et répertorié de nombreuses imprécisions, incohérences et contradictions.

Sur la base des éléments fournis par Tous Migrants sous forme de notes, Border Forensics s’est rendu à La Vachette en octobre 2021 pour tester, dans l’espace, les déclarations des gendarmes. Grâce à la documentation vidéographique que nous avons réalisée, nous avons produit une analyse spatio-temporelle des récits des gendarmes.

Nous avons focalisé notre reconstitution sur les déclarations des six gendarmes mobiles de la patrouille dirigée par le Chef R. Dans la nuit du 6 au 7 mai 2018, la patrouille R travaillait dans le secteur entre Montgenèvre et Briançon.

Malgré les divergences entre les témoignages, nous avons identifié 4 étapes-clés qui structurent les récits des gendarmes. Nous avons analysé les contradictions qui émergent au cours de ces étapes les unes après les autres.

Analyse spatio-temporelle des contradictions des déclarations des gendarmes.

Etape 1
L’« exposé des faits » de l’enquête de police judiciaire indique que les gendarmes ont aperçu les 3 « migrants » vers 6 heures du matin, « à hauteur de la Vachette », « alors qu’il faisait encore nuit ». Selon les enquêteurs, « les gendarmes se sont clairement identifiés à haute voix, les migrants ont voulu se soustraire au contrôle en prenant la fuite en ordre dispersé vers le centre du village de La Vachette en profitant de la nuit encore épaisse à cette heure-là ». Or, les témoignages des gendarmes diffèrent sur l’heure à laquelle a eu cet événement : certains placent la scène à 5 heures 20 du matin, alors qu’il faisait encore nuit, d’autres à 6 heures du matin, quand il faisait déjà jour.

Les déclarations des gendarmes se contredisent également sur l’emplacement des trois silhouettes aperçues et leur propre emplacement au moment où ils les ont aperçues. Enfin, certains gendarmes déclarent avoir suivi les personnes à pied, alors que d’autres décrivent une poursuite en voiture vers le centre du village.

Ainsi, dès cette première étape, nous voyons que de nombreuses contradictions ont été occultées dans les conclusions de l’enquête de police judiciaire, et que la possibilité qu’il y ait eu une poursuite est effacée dans les conclusions de l’enquête.

Etape 2
Dans le centre du village, les gendarmes se sont nécessairement retrouvés devant le pont goudronné qui traverse la Durance. Tous, sauf le chef R, affirment avoir pénétré dans le village en voiture. Or, les trois passagers d’une même voiture tiennent trois discours divergents.

Sans tenir compte de ces contradictions, l’enquête de police judiciaire établit que les migrants se sont « dispersés en courant dans la nuit », sur la rive droite de la Durance.  Selon les enquêteurs, grâce à l’action des gendarmes, les migrants auraient traversé le pont, allant plus loin vers le centre du village et s’éloignant ainsi de la rivière dangereuse.
Pourtant, aucun gendarme ne prétend que les 3 personnes sont allées en rive droite. De plus les trajectoires que les gendarmes décrivent à cet endroit diffèrent totalement d’un récit à l’autre. 

Ainsi, l’enquête de police judiciaire, en plaçant les « migrants » et les gendarmes en rive droite, n’a pas pris en compte la divergence des récits.

Par ailleurs, alors que les enquêteurs écartent la possibilité que les gendarmes aient mis en danger les fuyards, plusieurs gendarmes décrivent au contraire les migrants se rapprochant de la rivière, précisément parce qu’ils sont poursuivis.

Etape 3
Les conclusions de l’enquête de police judiciaire établissent que, « à aucun moment », les gendarmes n’ont été en contact avec les migrants dans le village. Or, plusieurs gendarmes indiquent avoir vu et interpellé verbalement un individu près de l’église. 

Certains gendarmes Deux des gendarmes piétonsdisent avoir effectué des recherches près de l’église avec leurs collègues , puis à ce même endroit ils ont interpellé verbalement un individu et trouvé un sac à dos.”
En revanche, leurs deux collègues, ne parlent de recherches effectuées près de l’église, ni d’avoir vu un individu, ni trouvé un sac à dos à cet endroit.

Quant aux deux conducteurs, ils déclarent avoir fait un tour en voiture, durant lequel ils sont restés en contact radio tout le long avec leurs collègues, qui ne leur ont pas signalé avoir vu un individu, mais en revanche ont trouvé un sac à dos. Ainsi, dans cette étape 3, à nouveau, les conclusions de l’enquête de police judiciaire ont occulté les nombreuses contradictions qui opposent les déclarations des gendarmes.

Etape 4
La dernière étape consiste en une période de recherches d’une durée floue, que certains gendarmes situent en rive gauche, jusqu’à l’arrivée en renforts de la patrouille N.  Selon les conclusions de l’enquête de police judiciaire,« les gendarmes ont scruté les berges de la Durance avec attention », mais « n’ont détecté aucune présence ».

Pourtant, deux gendarmes disent avoir aperçu des silhouettes : selon l’un d’eux, il s’agit d’une seule silhouette, qu’il ne localise pas sur une rive ou une autre ; selon un autre, il s’agit de deux silhouettes en rive gauche de la Durance, allant en direction de Briançon.

Aucun autre gendarme ne mentionne ces silhouettes et les zones de recherche ne sont pas les même selon les déclarations.
Ainsi, l’enquête de police judiciaire, en situant les recherches des gendarmes sur les rives immédiates de la Durance, à la recherche des migrant-e-s et dans l’intention de les protéger, efface à nouveau les multiples différences temporelles et spatiales entre les témoignages des gendarmes.

Notre analyse fait émerger des contradictions majeures entre les déclarations des gendarmes, qui se révèlent impossibles dans le temps comme dans l’espace. Nous montrons que l’enquête de police judiciaire a quasi systématiquement effacé ces contradictions. Nous mettons ainsi en doute les déclarations des gendarmes sur lesquelles se fonde l’enquête de police judiciaire, et donc les conclusions de celle-ci, en particulier concernant l’absence de course-poursuite et de mise en danger. L’absence de course-poursuite et de mise en danger est également mise en doute par le constat que ces pratiques policières sont récurrentes à la frontière briançonnaise.

Le témoignage d’Hervé S. : la poursuite et la chute de Blessing dans la Durance

Hervé, un des compagnons de route de Blessing, n’a jamais été entendu dans le cadre de l’enquête de police judiciaire.

Après son refoulement vers l’Italie, se sentant menacé, Hervé avait refusé de répondre aux appels des enquêteurs. Or dans l’enquête de police judiciaire, les enquêteurs lui attribuent des propos lacunaires lors d’une conversation téléphonique, qu’Hervé nie avoir eue . Son témoignage dans le cadre de notre contre-enquête apporte ainsi une nouvelle lumière sur les événements.

Cartographie de l’enchaînement des évènements selon Hervé S.

Etape 1
Environ 4 heures du matin. Hervé, Roland et Blessing arrivent par la RN94 à l’entrée du village de la Vachette. Roland voit des lampes-torches et ils et elle se cachent sur le côté de la route. Au bout de 10 minutes, Roland se lève et continue son chemin sur la route. Il est à nouveau éclairé par les lampes-torches et les gendarmes lui ordonnent de s’arrêter. Blessing et Hervé sortent de leur cachette et se mettent à courir en direction de l’église.

Etape 2
Il et elle arrivent jusqu’à au centre du village. Blessing fait tomber son sac juste avant le pont. Hervé se baisse pour le ramasser. Il voit quatre gendarmes converger vers lui par deux routes différentes, leurs lampes-torches allumées.

Etape 3
Poursuivis par les gendarmes, Blessing et Hervé traversent le pont de la Vachette et continuent de courir vers l’église. Hervé descend dans un jardin en contrebas de l’église, où il se cache en s’allongeant dans les hautes herbes. Blessing descend dans le même jardin par des escaliers. Un gendarme arrive en courant derrière elle, lui disant : « arrête-toi, si tu ne t’arrêtes pas, je vais tirer ».

Etape 4
Environ 4 heures 20. Blessing continue de courir dans le jardin, le gendarme courant après elle. Elle s’arrête quand elle se retrouve bloquée par la rivière. Acculée par le gendarme, elle descend le long de la rivière. Elle dit au gendarme en anglais qu’elle sautera dans l’eau s’il continue à la poursuivre. Le gendarme arrive près d’elle, la saisit par le bras, elle se débat. Elle crie en anglais : « lâchez-moi, lâchez-moi, lâchez-moi ». Puis Hervé ne la voit plus. Il l’entend crier en anglais : « aidez-moi, aidez-moi, aidez-moi », sa voix s’éloignant au fur et à mesure.

Hervé voit le gendarme remonter et rejoindre ses collègues dans le jardin. Il l’entend dire : « Elle est tombée, elle a dû traverser de l’autre côté ». Les gendarmes restent dans le jardin pendant plus d’une dizaine de minutes, en fouillant et cherchant Hervé. Puis 3 véhicules de gendarmerie se garent sur le parking, et les gendarmes rejoignent leurs collègues.

5 heures. L’éclairage public s’allume. Hervé rampe vers une cabane pour mieux se cacher. Il observe des lampes-torches de l’autre côté, sur la rive gauche. Il reste caché environ une heure.

La suite du témoignage d’Hervé
6 heures. Le clocher de l’église sonne. Hervé sort de sa cachette et tente de rejoindre l’église pour demander de l’aide. Il est alors aperçu par des gendarmes qui l’interpellent à voix haute. Il court se cacher à nouveau dans le jardin, au même endroit qu’auparavant. Les gendarmes ne l’arrêtent pas. Environ une demi-heure plus tard, il sort à nouveau de sa cachette pour chercher de l’aide. Sur la route près de l’église, il est encore une fois aperçu par des gendarmes. Ces gendarmes le poursuivent jusqu’à la lisière d’un bois à la sortie du village, en direction de Val-des-Près. Là, les gendarmes l’attrapent, lui donnent des coups, et le menottent. Hervé est ensuite reconduit au poste-frontière, où il peut recharger son téléphone. A 7h15, il parvient à avoir Roland au téléphone. Puis Hervé est renvoyé à Clavière, du côté italien.

Nous avons reconstitué le témoignage d’Hervé, essentiel pour avancer dans la recherche de vérité pour Blessing, en combinant plusieurs méthodologies.

Premièrement, en octobre 2021, nous nous sommes rendu·es à La Vachette avec Hervé pour documenter in situ son témoignage. Revenir sur les lieux constitue un « dispositif mnémonique », central dans une méthode d’architecture forensique, qui aide les personnes à « se remémorer les incidents obscurcis par le caractère extrêmement brutal et traumatisant de leur expérience »11Eyal Weizman, 2021, La vérité en ruines. Manifeste pour une architecture forensique, La Découverte, p.65.. Notre dispositif a consisté à positionner des figurant·es incarnant dans l’espace les personnes évoquées, et une caméra de manière à tester ce que Hervé a pu voir à différents moments de son récit. La caméra a pu vérifier qu’il était possible de voir tout ce qu’il décrivait. Ce faisant, nous avons généré, à travers la vidéo, les images manquantes des événements du 7 mai 2018.

Deuxièmement, nous avons créé un modèle photogrammétrique (3D) du village de La Vachette afin de reconstituer les conditions de luminosité au moment des événements, que nous avons re-vérifiées avec Hervé.

Troisièmement, nous avons produit une analyse cartographique du témoignage d’Hervé pour mieux comprendre l’enchaînement des évènements dans l’espace et dans le temps. Dans cette étape d’analyse, nous avons également confronté et corroboré le récit d’Hervé avec d’autres éléments de preuve. Grâce à ce processus, nous avons reconstitué dans l’espace les circonstances décrites par Hervé comme ayant mené à la mort de Blessing.

Contrairement aux déclarations floues et contradictoires des gendarmes, le récit d’Hervé est précis et cohérent. Il est par ailleurs corroboré par plusieurs éléments : d’une part les témoignages de Roland E. et de Jérôme P., qui résidait à proximité de l’église de La Vachette au moment des faits ; d’autre part, par plusieurs éléments matériels, tels que l’heure d’appel de Roland et celle à laquelle s’allume l’éclairage public. De plus, les pratiques qu’il décrit de course-poursuite par les gendarmes ont été documentées de manière récurrente à la frontière. Le récit d’Hervé apparaît donc au regard de notre analyse comme crédible, et les évènements qu’il décrit plausibles.

Notre analyse spatio-temporelle du récit d’Hervé contredit fondamentalement les résultats de l’enquête de police judiciaire. En décrivant, pour la première fois, et avec précision, les circonstances et la localisation de la chute de Blessing et l’implication des gendarmes dans celle-ci, ce témoignage apporte une lumière nouvelle sur les faits et constitue une avancée fondamentale dans la recherche de vérité pour Blessing.

Ni le récit des gendarmes, ni celui de Roland, ni celui d’Hervé ne permettent de savoir ce qui est arrivé à Blessing entre le moment de sa chute dans la Durance et celui où son corps a été retrouvé au barrage de Prelles, 11 kilomètres en aval. Un élément de l’enquête de police judiciaire rend cette obscure partie des faits encore plus troublante : une veste noire et un foulard coloré ont été retrouvés par les gendarmes enquêteurs sous une passerelle en amont du point de chute de Blessing. Or cette veste et ce foulard correspondent à la description faite par Roland et Hervé des habits que portaient Blessing jusqu’au moment de sa chute dans l’eau.

Qu’est-il arrivé à Blessing après sa chute ? Comment sa veste et son foulard ont-ils pu se retrouver en amont du point où Hervé témoigne l’avoir vue tomber ? Comment le corps de Blessing est-il arrivé au barrage de Prelles, 11 kilomètres plus loin ?

Seule la réouverture de l’instruction judiciaire pourra apporter une réponse définitive à ces questions et faire la lumière sur cette partie encore obscure des faits.

Conclusion

Notre analyse a apporté de nouveaux éléments fondamentaux concernant les circonstances de la mort de Blessing qui remettent en cause les conclusions de l’enquête de police judiciaire.

Premièrement, en analysant dans l’espace et le temps les déclarations des gendarmes, nous avons démontré leurs contradictions et incohérences. Alors que l’enquête de police judiciaire a considéré que « l’ensemble des constatations et témoignages des protagonistes directs convergent pour exclure qu’il y ait eu guet-apens, course-poursuite et manquements aux obligations de sécurité et de prudence », nous avons démontré que l’absence de course-poursuite n’est pas prouvée par ces déclarations. Par ailleurs, les pratiques de mise en danger observées de manière récurrente à la frontière renforcent les raisons de mettre en doute les conclusions de l’enquête.

Deuxièmement, nous avons analysé un nouvel élément fondamental : le témoignage in situ d’Hervé S., un des compagnons de route de Blessing. Ce témoignage n’avait pas été recueilli dans le cadre de l’enquête : celle-ci n’attribue à Hervé que des propos lacunaires lors d’une conversation téléphonique, qu’il nie avoir eue, avec les gendarmes enquêteurs. Nous avons démontré que ce nouveau témoignage, contrairement aux déclarations des gendarmes, est précis et cohérent dans l’espace et dans le temps, ce que nous avons pu vérifier en le reconstituant in situ à La Vachette. Il est par ailleurs corroboré par d’autres éléments de preuve, dont le témoignage de Roland E. et de Jérôme P., ainsi que par des éléments matériels. De plus, les pratiques de course-poursuite et de mise en danger, documentées dans les Hautes-Alpes comme étant récurrentes à cette période, correspondent à celles décrites par Hervé, ce qui rend son témoignage plausible et d’autant plus crédible.

Bien que nous ne puissions prouver de manière définitive quel a été l’enchaînement des faits ayant mené à la mort de Blessing, notre mise en cause des conclusions de l’enquête ainsi que les nouveaux éléments que nous apportons dans la compréhension des faits justifient la demande de réouverture de l’enquête, qui seule pourra apporter une confirmation définitive des faits et déterminer quels sont les responsables de la mort de Blessing.

Faire la lumière sur les conditions ayant mené à la mort de Blessing est d’abord essentiel pour sa famille. Selon Christiana Obie, la sœur aînée de Blessing, tant que sa quête de vérité et de justice n’aura pas aboutie, Blessing « continuera de hurler ».

Par ailleurs, Hervé S., expose les enjeux de cette contre-enquête, au delà du seul cas de la mort de Blessing : « Nous, les immigrants à la frontière, on nous prend comme des animaux. Blessing c’est pas la première fois. Peut-être on va camoufler beaucoup de choses, il y a beaucoup d’autres personnes qui sont passées dans cette même situation. Et je n’aimerais pas que demain, après-demain, ça se reproduise encore sur d’autres qui vont arriver. »

En effet, comme nous l’avons démontré, les morts de personnes en migration à travers les Alpes sont récurrentes. Depuis 2015, 46 cas ont été documenté à la frontière franco-italienne. Pourtant, jusqu’à aujourd’hui, aucun acteur n’a été reconnu responsable de ces morts. C’est aussi du fait de cette impunité que se perpétuent les pratiques de contrôle mettant en danger les vies des personnes dont la mobilité est illégalisée et que la liste des mort·es continue de s’allonger. Alors que, quatre ans après les faits, la famille et l’association Tous Migrants continuent à demander vérité et justice pour Blessing, honorer cette demande serait une étape importante pour mettre fin à cette impunité, et pour faire cesser les pratiques mortifères de contrôle des frontières.

La tombe de Blessing à Saint-Martin-de-Queyrières.

Équipe de recherche

Border Forensics

Direction de la recherche : Charles Heller et Lorenzo Pezzani

Recherche : Sarah Bachellerie (doctorante, laboratoire Pacte et Université Grenoble Alpes), Cristina Del Biaggio (enseignante-chercheuse, laboratoire Pacte et Université Grenoble Alpes)

Cartographie et animations : Svitlana Lavrenchuk et Giovanna Reder 

Géolocalisation préliminaire: Santiago Rivas Sola

Collaborateurs et collaboratrices

Photogrammétrie : Nicolas Robinet (Laboratoire Pacte)

Animation 3D : Alican Akturk

Analyse sonore : Pau Santamaria, Eduardo Manzano, Jack Naumann et Grant Waters de Anderson Acoustics

Design sonore : Zelig Sound

Réalisation images documentaires et caméra : Frédéric Choffat

Assistant réalisation : Robin Chappatte

Prise de son : Clara Alloing

Montage images documentaires : Amanda Cortes

Mixage son : Martin Stricker

Voix off : Séréna Naudin

Transcription : Zeno Roux-Lafaye

Traduction: Isabelle Saint-Saëns, Mélanie Phillipe, Janina Pescinski

Remerciements

L’analyse de Border Forensics a été rendue possible par les contributions de multiples actrices et acteurs. 

Nous remercions tout d’abord : Tous Migrants, avec qui nous avons intensément collaboré dans le cadre de cette enquête et sans qui cette contre-enquête n’aurait pas été possible ; Hervé S. dont le témoignage a constitué une avancée fondamentale dans la recherche de la vérité ; les sœurs de Blessing, Christiana Obie et Happy Matthew, à travers qui nous avons pu entrevoir la personne et la vie de Blessing Matthew.

Pour leur apport à notre compréhension des conditions de la rivière de la Durance et leur influence dans la mort de Blessing, nous remercions Salvador Navarro-Martinez et Giorgio Manni (Gruppo Sub Verzasca, Suisse).

Pour leurs apport à la production de la base de données concernant les mort·es aux frontières alpines, nous remercions : Filippo Furri, Uršula Čebron Lipovec, Marijana Hameršak, Geert Arts, Davide Rostan, Piero Gorza. 

Pour les statistiques sur les arrivées à Briançon et l’état de santé des exilé·es ayant traversé la frontière franco-italienne, nous remercions Chloé Lecarpentier, Agnès Peltier, Refuges Solidaires. 

Pour la partage de leur expertise concernant les techniques forensiques, nous remercions : Christina Varvia, Nickolas Masterton, Ariel Caine, Francesco Sebregondi, Stefanos Levidis, Mark Nieto, Avi Varma.

Cette contre-enquête est dédiée à la mémoire de Blessing ainsi que de tous celles et ceux qui ont été victimes de violence aux frontières alpines.

Couverture de presse

30.05.2022 | fr | Mediapart
Mort de Blessing, 20 ans, à la frontière : un témoin sort de l’ombre pour accuser les gendarmes

30.05.2022 | fr | Mediapart
Mort de Blessing Matthew : les gendarmes mis en cause

30.05.2022 | fr | France Info
Mort d’une jeune migrante dans les Alpes : quatre ans après, un nouveau témoignage met en cause la version des gendarmes

30.05.2022 | fr | Dici
4 ans aprés la noyade de Matthew Blessing retrouvée dans la Durance, Tous Migrants demande la réouverture de l’instruction

30.05.2022 | fr | Alpes Sud
Hautes-Alpes : la mort de Blessing Matthew, une affaire judiciaire qui n’est pas si close que ça

30.05.2022 | fr | France 3
Hautes-Alpes : mort d’une jeune migrante à la frontière en 2018, un témoin accuse les gendarmes

30.05.2022 | fr | Dauphiné Libéré
Décès de Blessing Matthew : sa sœur et Tous migrants espèrent relancer l’enquête

30.05.2022 | fr | Dauphiné Libéré
Décès de Blessing Matthew en 2018 : “La seule chose que je veux, c’est la justice”

30.05.2022 | fr | BFM TV (local antenna)
Mort d’une Nigériane, noyée dans les Hautes-Alpes: demande de réouverture de l’enquête

30.05.2022 | it | Redattore Sociale
Blessing e le altre vittime di confine: così la frontiera uccide tra Italia e Francia

31.05.2022 | fr | France Inter
Un petit soldat ukrainien en peine de coeur et épuisé par la boue des tranchées a renoncé à vivre, le Figaro.

31.05.2022 | fr | La Provence
Immigration : ils demandent justice pour Blessing, morte dans la Durance

31.05.2022 | fr | Ouest France
Mort d’une exilée nigériane dans les Alpes : un témoignage inédit mettrait en cause les gendarmes

31.05.2022 | fr | Le Courrier de l’Atlas
Mort d’une migrante à la frontière franco-italienne : un nouveau témoignage conteste la version des gendarmes

31.05.2022 | fr | Ram 05 – Radio Libre
Mort de Blessing Matthew : les parties civiles annoncent avoir obtenu un témoignage inédit

31.05.2022 | fr | Nouvel Obs
Quatre ans après la mort d’une exilée nigériane dans les Alpes, une réouverture de l’enquête demandée

31.05.2022 | it | Carta di Roma
Blessing e le altre vittime di confine: così la frontiera uccide tra Italia e Francia

01.06.2022 | fr | L’Humanité
Révélations accablantes sur la mort de Blessing

01.06.2022 | it | Altreconomia
Le nuove prove sulla morte di Blessing Matthew al confine italo-francese

02.06.2022 | FR | Alp’ternatives
La mort neuve de Blessing Matthew

03.06.2022 | FR | Basta!
Mort d’une exilée à la frontière franco-italienne : un témoignage pointe la responsabilité des forces de l’ordre

Notes de bas de page

Date de Publication

July 22, 2022

Date de L’incident

30.05.2022

Localisation

La Vachette, Hautes-Alpes, France

Collaborateurs

Tous Migrants

Méthodologies

Analyse spatio-temporelle
Témoignage in situ
Photogrammétrie
Modélisation 3D
Analyse statistique

Financement Supplémentaire

European Cultural Fund
Rosa Luxemburg Stiftung
Investigative Journalism for Europe
Ville et Canton de Genève
Pro Helvetia
Utopiana
Foundation PRO ASYL

Les mots-clés

Alps, In situ testimony, police violence

Additional Languages

English,